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La dernière cigarette

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Message par Bruno Mar 21 Fév - 14:36

A cette époque, j’étais à l’hôpital psychiatrique.  L’hiver faisait son apparition et j’étais anéanti. Malgré le traitement, je continuais à entendre des voix et j’avais la sensation de me déplacer comme une limace. Dans la partie commune, d’autres patients attendaient que la journée passe devant un écran télé. Mais c’est un tout autre sujet qui occupait mon temps. Dans ce pavillon, on ne pouvait fumer qu’à de rares heures de la journée. Les infirmières nous ouvraient une porte afin de se rendre dans la cour à l’extérieur. De la sorte, je me trouvais la plupart du temps dans un état de manque qui était en tout point désagréable. A l’extérieur, du temps où je n’étais pas malade, je fumais deux paquets par jour.
Évidemment, vous me direz que ce n’était pas très raisonnable. Mais si j’étais dans cet endroit, c’est précisément que je n’étais pas  raisonnable. Toute la journée, les fumeurs attendaient donc le moment où les infirmières voudraient bien nous ouvrir cette fameuse porte. A l’extérieur, dans la cour, était installée une grande table entourée de bancs où les patients s’installaient. On nous distribuait alors nos cigarettes soigneusement rangées dans un coffre en bois. Le moment de fumer posait souvent des problèmes. Certains fumeurs n’avaient plus de cigarettes et tentaient de taxer d’autres patients. De nombreuses disputes éclataient alors. Sur la pelouse, tombaient les premiers flocons de neige.  J’entendais toujours des voix et cette cigarette en extérieur n’était pas particulièrement agréable mais gagné par le manque, je profitais parfois pour en fumer plusieurs.

Nous formions une curieuse assemblée dans le jardin du pavillon n°26. Il y avait celui qui avait voyagé dans une soucoupe volante, la chinoise qui voyait des corbeaux partout et S. qui entendait des extra-terrestres. Nous avions cela en commun de tous fumer . Beaucoup de patients, en plus de leurs troubles psychiques, souffraient de multiples addictions. C’était l’hiver. On regardait la pelouse du jardin blanchir à mesure que la neige tombait. Il était l’heure de rentrer. Une fois à l’intérieur, il faudrait occuper le temps jusqu’à la prochaine cigarette.
Il y avait différents patients dans le pavillon. L’autiste était un génie aux échecs. C’est simple, personne n’arrivait à le battre. Et il détestait perdre. Que cela soit au ping-pong ou à un jeu de cartes, cela le mettait dans des colères noires. Le seul qui acceptait de jouer avec lui était S. Dans le réfectoire, ils installaient l’échiquier. Mais les parties étaient souvent courtes. L’autiste était le plus fort. La partie remportée, il avait un sourire étrange et inquiétant. Pendant ce temps là, les patients aimaient allumer la télé. Ils regardaient des clips musicaux insupportables. Dans ces moments là, je partais dans ma chambre.
Pour patienter sans cigarette, je lisais parfois des magazines. Une revue de médecine traînait sur la table basse. Le magazine titrait «  D’après une étude finlandaise, le cannabis à l’adolescence accroît le risque de schizophrénie ». L’ étude réalisée auprès de 6534 adolescents concluait que le cannabis accroît le risque de troubles psychotiques à l’âge adulte.  Sur la totalité des jeunes finlandais interrogés il y a quinze ans, ceux qui avaient déclaré une consommation fréquente de cannabis étaient trois fois plus nombreux en proportion à avoir déclaré une psychose par la suite.   Il suffit de visiter un hôpital psychiatrique pour comprendre combien cette drogue est néfaste.
Je me faisais cette réflexion lorsque le zombie entra dans ma chambre. Il me regarda à peine et entreprit de faire des pompes sur le sol de l’entrée. Son regard vide m’effrayait un peu. Mais c’était dans le fond un grand enfant  qui ne faisait de mal à personne. Je le laissai donc à son exercice physique et sortit de la chambre. Ici, des gens comme moi entendaient des voix ou se prenaient pour Dieu. Quelle infortune !  Et il n’y avait  pas même une cigarette pour me consoler.

A force d’arpenter de long en large le couloir du pavillon, on finissait par le connaître par cœur. Parfois, il me prenait l’envie de me faire la belle. A l’heure où les femmes de ménage nettoyaient les chambres, les fenêtres étaient grandes ouvertes et on aurait pu se glisser à l’extérieur. A moi, alors les cigarettes sans limite dans le temps et dans l’espace. Mais par couardise, je continuais à marcher dans le pavillon. La liberté  me faisait peur. Dans le réfectoire, souvent S. était assis à une table. Il écrivait ses réflexions sur un bloc-note. S. était de ceux qui après une consommation d’herbe, était devenu schizophrène. Il regrettait le temps où il n’entendait pas de voix et avait une vie d’adolescent normal. Il avait maintenant la trentaine et il en avait bavé. Vivre en entendant des voix peut être un enfer. Je faisais moi-même cette expérience. Mais j’étais davantage obsédé par le manque.
- Quelle heure est-il ? 
- Seize heure !
- On va bientôt pouvoir fumer.
C’était étrange pour des adultes tels que nous d’être ainsi enfermés. J’imaginais ce que devait ressentir les prisonniers. Mais dans le fond si nous étions enchaînés à quelque chose, c’était bien à cette foutue cigarette.  Quel plaisir, j’éprouvais à tirer la fumée jusque dans mes poumons ? Probablement il y avait une part d’ennui à l’hôpital. Mais n’était-ce pas plutôt un vide que je tentais de combler ? Le jeu, l’alcool, le tabac, j’avais été en proie à de nombreuses addictions. Et maintenant, j’étais là à l’hôpital psychiatrique à converser avec d’autres malades. Nombreux souffraient de dépendances comme moi.
Le gros, lui, était obsédé par les courses de chevaux. Il regroupait dans des cahiers les arrivées de toutes les courses de plat. A la pause, il ouvrait ses ouvrages afin de nous les montrer. Il aimait surtout les chevaux gris, les descendants de Linamix ou de Kendor. Un jour, il avait touché un tocard à 100/1 juste en regardant ses cahiers.
- J’étais tranquillement assis dans ce PMU, quand je vois ce gris complètement délaissé. Discrètement je vais mettre vingt et vingt sur le cheval. A 200 mètres de l’arrivée, je suis encore loin. Mais soudain, il se passe quelque chose. Mon cheval arrive comme une flèche et passe le poteau en tête.
Inutile de dire que ce mois-là, le gros s’en sortit bien financièrement. Le gros ne buvait pas, ne fumait pas. Son truc, c’était les courses de chevaux. A force de traîner dans les PMU, il était devenu fou et s’était retrouver dans cet hôpital. A la pause cigarette il nous racontait ses histoires de courses et combien c’était important pour lui. En somme, une obsession comme les autres.
Je devais me faire remarquer à force de traîner des pieds dans l’attente d’une cigarette. En tout cas, les infirmières le remarquèrent.. Elles me proposèrent de mettre des patchs afin de moins manquer de nicotine. C’est ainsi, que la journée, je pus me déplacer plus librement. A la grande tristesse des soignants, je continuais à participer à la pause cigarette et à fumer un peu. Mais le reste du temps, je circulais librement dans le pavillon à discuter avec les autres patients. Je participais même aux parties de baby-foot. Je battais l’autiste. Il était furieux et arrêtait de jouer.
Petit à petit, je découvrais qu’il était bon d’être libéré du tabac. Je cessais de faire les 100 pas dans le couloir du pavillon 26 et pouvais voir défilé la journée sans me préoccuper de quand j’allais enfin fumé. J’étais désormais dans le temps et dans l’espace sans qu’une drogue vienne parasiter l’instant présent. Petit à petit, je me mis à écouter les autres patients sans être sans cesse centrer sur mes petits problèmes quotidiens. Dehors il neigeait encore et j’avais hâte de pouvoir sortir. Voilà à peu près comment j’ai fumé ma dernière cigarette à l’hôpital, cet hiver où il faisait si froid.

La dernière cigarette Singe10

Bruno

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Date d'inscription : 26/07/2022

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