Kiusk
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Message par Kiusk Ven 20 Avr - 11:51

Irvin avait peint une série de tableaux bleus. L’infirmière les avaient accrochés tous les cinq sur le mur central de la salle d’ergothérapie. L’effet était proche de la perfection. Irvin était l’un des types les plus tarés de l’hôpital, mais il proposait ici une vision du monde saisissante. Chaque toile représentait des blocs, des façades, des maisons, un immeuble. Chaque toile était une pièce d’un puzzle qui formait un même ensemble. En vérité, on aurait dit qu’Irvin avait découpé en cinq une toile plus grande. C’était toute une petite ville qui était divisée là, accrochée sur le mur. Tous les dingos restèrent encore quelques minutes  dans la pièce à admirer son œuvre. Puis on sonna la fin de la récréation.

Irvin faisait les cent pas dans le couloir du pavillon n°7. Il avait le regard étrangement vide. Les murs de l’hôpital était d’un blanc pâle. Et Irvin multipliait les aller-retours d’une démarche de robot. Ce serait bientôt l’heure de prendre les médicaments. Un attroupement s’était organisé devant la salle des infirmières. On donnait à Irvin 4 mg de Risperdal afin qu’il n’entende plus de voix. Les patients faisaient la queue pour prendre leur dose. Les infirmières s’assuraient qu’ils prennent bien leurs médicaments et les encourageaient. Certains semblaient épuisés. Irvin était pressé d’en finir. L’heure du repas était proche et il avait faim. Il avait peint dans la matinée une tête de mort sur un fond bleu, qui sortait de l’ordinaire.


Irvin avait un don. Mais Irvin était fou. C’était pourquoi il se trouvait à l’hôpital psychiatrique de Villejuif depuis 6 mois déjà. Il occupait son temps à peindre et à fumer dans le petit jardin devant le pavillon. Deux grands platanes occupaient le centre de l’espace. Des bancs et des tables étaient installés autour. On pouvait passer l’après-midi confortablement assis. Lorsqu’elle s’installa en face de lui, Irvin inspectait sa nourriture. Les plats étaient conditionnés dans des barquettes en plastique. Il se décida à manger. Anna était  blonde avec de grands yeux  timides. Elle le regardait dévorer sa nourriture, visiblement gênée. Irvin pensait à son tableau du matin. Depuis qu’il était à l’hôpital, la mort le hantait. Anna se décida à lui parler, même si l’aspect de son voisin n’avait rien d’engageant :

« - Tu es le garçon aux  tableaux ?
-  Oui… Tu as tenté de te suicider ? 
Irvin regardait les bandes aux poignets d’Anna. C’était encore récent.

- Visiblement, je n’ai pas réussi » Anna avait le regard triste.

Elle était à l’hôpital depuis quelques jours. C’était la première fois qu’elle discutait avec un patient. Le psychiatre avait indiqué qu’elle souffrait d’une dépression. Elle aurait pu mourir si les pompiers n’étaient pas intervenu. Ils étaient assis en terrasse. Un rayon de soleil venait se réfléchir sur la table de jardin. Le vent secouait les feuilles des platanes. Irvin pensa que la vie n’était pas si désagréable. Il alluma une cigarette. Anna ne fumait pas. Il y avait ces voix qui le perturbaient mais la présence d’Anna le rassurait. Ils évoquèrent la vie de son oncle qui avait eu une maladie similaire. L’après-midi était calme. Les grilles qui délimitaient le jardin, leur rappelaient qu’ils n’étaient pas vraiment libres, mais dans l’ensemble ils se sentaient bien. Irvin regardait le visage d’Anna. Il ne pensait plus à la mort. Son regard était de la couleur de ses tableaux. Bleu.


Dehors, le poirier était en fleur. Irvin pouvait l’apercevoir de la fenêtre du réfectoire. Il avala son café. Des fleurs blanches auréolées de feuilles vertes pâles se découpaient sur le ciel bleu. Anna n’était pas venue déjeuner. La veille, Irvin avait dessiné son visage au feutre bleu sur une page blanche. En vérité, c’étaient des dizaines de visages qui étaient regroupés sur la feuille. Il avait également découper une carte à jouer représentant Anna. Elle était posée sur la table. Irvin la regardait.  Depuis leur conversation, sa présence l’obsédait. Il imaginait des promenades avec elle, des cafés en terrasse. Une fois sorti de l’hôpital, la vie recommencerait.

La vielle chinoise se mit à hurler, troublant les rêveries d’Irvin.
“ Corbeaux…Corbeaux…Vous êtes tous des corbeaux.”

Elle s’agitait sur sa chaise. Irvin fût contrarié d’être dérangé de la sorte. Il se décida à sortir dans le jardin. Le soleil était resplendissant. Dans les allées, poussaient des tulipes rouges. Il alluma une cigarette. Il pensa qu’il était temps de sortir de l’hôpital. Depuis quelques jours, il n’entendait pratiquement plus de voix. La vieille continuait à crier. On l’entendait à l’autre bout du jardin. La cour était entourée de grilles qui rapellaient qu’on était dans un hôpital psychiatrique. Cela faisait six mois qu’Irvin faisait le tour de cet espace. Il en connaissait le moindre recoin.  Il était tombé malade sur le tard, à l’âge de trente sept ans. C’est à cette période que les voix étaient apparues. Il avait été terrifié. Depuis, il passait le temps comme il pouvait dans cet asile.

Le gros se dirigea vers lui, l’air déterminé. Lui, avait voyagé en soucoupe volante, et depuis était resté perché là haut. Il avait un regard étrange, comme halluciné. Sa silhouette était celle d’un bouddha psychotique sous acides. Irvin connaissait déjà ses histoires. Les martiens et autres forces surnaturelles étaient son lot quotidien. Irvin n’aimait pas sa présence. Elle troublait son calme. Il ne pouvait pourtant pas l’empêcher de lui parler.
Le gros le regardait droit dans les yeux, dans l’attente qu’ Irvin réagisse:

“ La sphère se rapproche…Nous devrons partir…
- Qu’est ce que tu racontes?
- J’ai déjà fait le voyage là-bas!
-Je ne vois pas ce que tu veux dire…
- Les extra-terrestres nous surveillent!”
Irvin tourna les talons. Il préférait éviter un long conciliabule sur les martiens. Les patients de l’hôpital n’étaient pas de tout repos. Il  y avait parmi les malades différents profils. Certains n’étaient là que pour une simple dépression. D’autres cas étaient plus problématiques. Le psychiatre avait rangé Irvin parmi les schizophrènes. Il entendait des voix et avait connu un épisode délirant. Pourtant, depuis quelques jours, il se sentait beaucoup mieux. Dans le réfectoire, les patients regardaient des clips sur un grand écran. Une jeune femme pleurait derrière des lunettes noires. Deux autres jouaient aux échecs. L’un, autiste, prenait le jeu très au sérieux. Irvin posa sur la table sa carte à jouer. Apparement, Anna était fatiguée. Elle ne les rejoindrai pas tout de suite. Il songea à ses dessins de la veille. Au fil des mois, il avait progressé. Son travail avait gagné en précision. On avait installé son tableau devant les autres patients, et c’était pour lui une grande fierté.

Avant de tomber malade, il ne faisait pas grand chose de ses journées. Il occupait son temps dans des cafés où il jouait aux courses. Toutes ses allocations passaient dans les chevaux. Parfois il gagnait. Mais cette nouvelle passion avait tourné à l’obsession si bien que du matin au soir il étudiait les journaux hippiques. Il possédait une collection de cahiers -une bonne dizaine-  où il répertoriait les arrivées de la veille. Il tentait de mettre au point un système infaillible qui lui permettrait de déterminer la bonne combinaison. Avec l’enthousiasme du débutant, il avait la naiveté de croire que cela était possible. Le côté agréable de l’exercice était de se promener sur les hippodromes.

On trouvait à la périphérie de la ville, des coins de verdures où l’on pouvait se détendre quelques heures. Il aimait les couleurs des casaques qui se détachaient sur le vert du gazon. Dans la ligne d’arrivée, on sentait depuis les tribune, l’adrénaline montée, accompagnée par les cris des parieurs. Souvent il tirait un bon numéro. Mais comme beaucoup de turfistes, il jouait dans trop de courses si bien qu’il était rare qu’il fut bénéficiaire. Au final, l’activité s’était révélée stressante et petit à petit il était tombé malade. Irvin s’était brûlé les ailes et avait atterri tout droit à la case hôpital psychiatrique. Il regrettait un peu, mais c’était désormais trop tard. Il ne lui restait plus qu’à accepter son sort et se faire à l’idée qu’ il entendait des voix.

Le problème avec la maladie était qu’il fallait maintenant prendre des médicaments. Risperdal, Seroplex, Seresta, les psychiatres administraient à Irvin et aux autres patients une  dose chaque jour. Le Risperdal était un antipsychotique. Pour Irvin, cela fontionnait plutôt bien. Cela faisait taire les voix. Mais le traitement avait de nombreux effets secondaires. Irvin avait pris en quelques mois une trentaine de kilos. Désormais, sa silhouette ressemblait à celle d’un bon gros moine.  Il se déplaçait avec plus de difficultés et il lui était impossible de courir. La plupart des malades, sous ce traitement présentait vite une surcharge pondérale si bien qu’en plus d’être psychotique, ils se retrouvaient obèses.
La concentration était également un souci. Il lui était impossible de lire ce roman de Gogol avec qui il était arrivé à l’hôpital. Un  Orang-Outan avait certainement plus de capacité d’analyse que lui.

Le plus agaçant était qu’on ne bandait plus qu’à l’occasion. Les médicaments avait un impact négatif sur la libido. Un patient l’avait prévenu quand il était arrivé à l’asile et ses affirmations s’étaient confirmées un peu plus tard. La fête était terminée.
Il songea à Anna et se dit que la vie ne serait plus jamais exactement la même. Il était pourtant bien obligé de prendre le Risperdal ou les voix réapparaîtraient. L’infirmière n’avait de cesse de lui répéter. Il était arrivé plutôt en sale état et il avait plutôt intérêt à prendre son traitement. Son ton autoritaire l’exaspérait mais il devait reconnaitre qu’elle avait probablement raison.

Les premiers mois où on lui administra de la Rispéridone, il fit très vite une dépression sévère. Jamais il n’avait eu tant d’idées noires si bien que le psychiatre de l’hôpital dut lui administrer un antidépresseur. C’était un autre effet secondaire de l’antipsychotique. Un temps d’adaptation était nécessaire. Pendant des semaines, la vie fut assez désagréable. Puis, petit à petit, les choses reprirent leur cours. Mais Irvin se demanda comment on pouvait mettre au point des médicaments aussi peu confortables. La réalité était qu’il avait pris du poids et qu’il ne bandait plus qu’occasionnellement. Par contre, il avait désormais un appétit d’ogre. Son ventre avait triplé de volume et il aurait pu avaler tous les aliments qui lui passait sous la main. Il haissait son psychiatre. Lorsqu’il entendait des voix, il avait une impression étrange. Il avait le sentiment que quelqu’un lui envoyait des messages télépathiques. Le phénomène était plus rare depuis qu’il prenait les médicaments, mais cela restait assez désagréable. Quelqu’un parlait dans sa tête et ce n’était pas lui. En général, c’étaient des insultes ou parfois, la voix lui disait de se faire du mal. Son cerveau ne fontionnait plus correctement.Le gros avait une théorie pour les voix. D’après lui, les extra-terrestres lui envoyaient des messages. Le gros parlait toujours des mêmes choses. Mais, parfois, Irvin se mettait à douter. Une autre patiente lui avait dit que c’était Dieu qui s’adressait à lui. Mais Irvin ne voyait pas pourquoi Dieu lui voudrait du mal. Tout cela était malgré tout étrange.  Il s’était probablement dérégler les sens. De nombreux schizophrènes souffraient de cette bizarrerie.
Le psychiatre n’expliquait rien du tout. Il se contentait de lui donner des médicaments.  Irvin le voyait régulièrement. Le psychiatre le regardait droit dans les yeux et lui demandait de parler. Ensuite, il prenait des notes. L’homme avait un certain âge, les cheveux blancs. Il se dégageait de lui une certaine assurance.
Mais, dans le fond, il n’avait pas l’air de comprendre Irvin.
Il connaissait simplement les doses et les médicaments à donner en pareil cas. Irvin prenait 4mg de Risperdal. Au bout de quelques semaines, les voix commencèrent à disparaitre. Le psychiatre lui conseilla de suivre une thérapie et de participer à des activités.

Irvin aimait peindre. Il y avait un atelier à l’hôpital, où il pouvait se livrer à sa passion. Irvin décida de peindre une ville. Il dessinait des maisons, des façades d’immeubles, des parcs. Il utilisait principalement la couleur bleue et s’aidait de photos de magazines.
Il entreprit de commencer une série. Il réalisa cinq toiles qui semblaient composer une toile plus grande. Il était satisfait par son travail. Cela demandait de l’attention et lui faisait penser pendant quelques heures à autre chose que ses problèmes. Puis l’après-midi, il se reposait dans le jardin du pavillon n°7. On discutait souvent avec les autres patients. Le temps passait vite. Petit à petit, il s’habituait à cette nouvelle vie. Il oubliait les courses de chevaux, le bar PMU. Finalement il se demandait si cette crise n’avait pas été salvatrice.
Le gros aimait bien suivre Irvin. Il racontait à qui voulait l’entendre, qu’il avait voyagé en soucoupe volante. Il participait également à l’atelier peinture. Il dessinait des créatures étranges, tout droit sorties de son imagination. Les extra-terrestres étaient son obsession n°1. Au repas, il s’assit en face d’Irvin. Celui-ci se demandait où était Anna. Le gros tenta d’engager la conversation. Irvin se méfiait toujours de ce curieux personnage qui troublait sa tranquilité. Cela ne dérangeait pas le gros:

“ Tu as déjà vu des extra-terrestres?
- Je t’ai déjà dit que non.
-Un jour, ils vont envahir la terre.
- J’espère ne plus être là.
- C’est peut être pour bientôt”
Irvin se demandait où il allait chercher toutes ses histoires. Il avait probablement vu trop de films de science-fiction. Un jour, il lui avait raconté son voyage. Le gros délirait. C’étaient les premiers jours à l’hôpital. Il ne le connaissait pas encore. Apparemment, il habitait avec sa mère, dans le même quartier que lui. Lui, aussi, était schizophrène. Adolescent, il avait fumer trop d’herbe. Il était plus jeune qu’Irvin.

“Tu entends des voix parfois?
- Oui cela m’arrive. Ce sont les messages des extra-terrestres!
- Tu es sûr de ça?
- Qu’est ce que cela pourrait être d’autre?

Irvin ne savait trop quoi répondre. Le gros avait l’air sûr de lui. Parfois, Irvin se demandait s’il n’avait pas raison. Le psychiatre n’avait aucune explication pour les messages télépathiques.

“Et qu’est-ce qu’ils nous veulent?
-Ils veulent prendre le contrôle de notre esprit!
- Et ils te veulent du mal à toi aussi?
- Parfois…
Dans le fond, Irvin savait que tout cela n’était qu’un déréglement du cerveau. Mais cela paraissait tellement irréel. Tous deux étaient schizophrènes et devaient vivre avec cet étrange phénomène. Irvin avait de la peine pour le gros. Finalement ils étaient tous les deux sur le même bateau.
Le temps à l’hôpital était ponctué par les repas. Quand il faisait beau, on passait l’après-midi dans le jardin. Irvin s’asseya dans l’herbe sous les platanes. Le ciel  était bleu à l’infini. Il pourrait peindre encore quelques jours à l’hôpital puis il partirait.  Il pensait à une ville au bord de la mer. Le vent dans les cheveux d’Anna. La joie d’être enfin libre. Enfin, peut-être renaitre.
Il avait auparavant multiplié les échecs.  On pouvait certainement tout reprendre à zéro. Comprendre ses erreurs. On lui avait parlé de thérapie. Il essaierait. Anna apparut dans le jardin. Elle marchait dans sa direction. Elle portait une robe à fleurs. Ses cheveux blonds brillaient sous le soleil. Peut-être était-ce un mirage!
Elle regardait la carte à jouer d’Irvin. Le dessin de son visage:

“ C’est beau, tout ce bleu!
- J’ai dessiné de mémoire.
- Je trouve ça très bien...Je peux m’assoir?

Irvin était intimidé mais heureux de se trouver au côté d’Anna.
- Oui...Cela va mieux?
- Un peu mieux et toi?
- Oui...J’espère pouvoir sortir.
- Tu feras quoi alors?
- J’essaierai de vivre et toi?
- Dehors me fait un peu peur…”

Ils regardaient les grilles qui délimitaient le jardin. Tous deux se demandaient ceux qui les attendaient dehors. Irvin imaginait Anna à ses côtés. Il caressa sa main. Elle ne la retira pas. Elle le regardait dans les yeux.

“ Tu as l’air très seul…
- Oui...Je le suis.
- Moi aussi, je le suis”

Ils ressentaient une tendresse commune et peut être un même désarroi. Furtivement, elle l’embrassa. Irvin se sentait heureux.
Tous deux se levèrent en se tenant la main sous les arbres.
Ils avaient envie de marcher ensemble. Il y avait peut être une chance de s’en sortir. Derrière les barrières, il y avait une nouvelle vie qui les attendait. Anna ne pensait plus à son suicide raté. Irvin avait oublié ses voix. Ils se sentaient prêts à reprendre le cours de leur vie.

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